
Une coopération ‘sud-sud’ pour mieux aider les enfants en situation de rue
À Kinshasa, neuf organisations de terrain, actives auprès d’enfants en situation de rue, se forment à la dimension psychosociale de l’accompagnement de ces jeunes. C’est l’ONG béninoise Terres Rouges, experte en la matière, qui organise ce trajet d’apprentissage, avec le soutien de la Fondation Roi Baudouin.
Dans la capitale congolaise, le nombre d’enfants en situation de rue ne cesse de croître. Ils sont plus de 20.000 à tenter de survivre, sans protection et souvent sans droits. « La situation est dramatique, certains enfants fuient la guerre, sont exploités, violentés, victimes de trafics », atteste Jacinthe Nkongolo Mbiya, directrice du centre Bana Ya Poveda, organisation qui héberge et accompagne des enfants en situation de rue, extrêmement vulnérables mais qui gardent encore l’espoir d’une vie meilleure.
Cela fait plus de vingt ans que Baya Ya Poveda aide certains de ces jeunes en leur proposant un accueil, une scolarisation, et un accès à des formations professionnelles. « Il s’agit de leur offrir une vie décente, un logement, de la nourriture et l’affection nécessaire à leur développement », ajoute la directrice de l’association. Le parcours de ces enfants est si chaotique, en proie à la violence et l’exploitation, que leur prise en charge s’avère souvent difficile et confronte les organisations aidantes à leurs propres limites.
Partage d’expertise
C’est pour améliorer l’accueil et l’accompagnement de ces jeunes que deux travailleurs de Baya Ya Poveda suivent, depuis plus d’un an, une formation prodiguée par l’ONG béninoise Terres Rouges. Ce trajet d’apprentissage puise dans l’échange autour de cas concrets pour développer de bonnes pratiques, réplicables. C’est avant tout un exemple d’une coopération ‘sud-sud’ fructueuse entre organisations africaines expertes en leur domaine. « En participant à cette formation, nous partageons nos expériences, nous enrichissons nos pratiques et nous renforçons nos capacités », explique Jacinthe Nkongolo Mbiya.
Mais l’existence de cette formation témoigne aussi d’une coopération ‘nord-sud’, certes plus classique, mais efficace. C’est l’ONG belge Louvain Coopération, dans le cadre son appui à Baya Ya Poveda, qui a sollicité Terres Rouges pour un partage d’expertise, au-delà des frontières, et au bénéfice des enfants en situation de rue. Louvain Coopération a proposé à trois structures d’accueil de suivre cette formation. Quatre autres organisations d’aide aux enfants en situation de rue, liées à Empowering ToMorrow’s generation (ETM) - une autre ONG belge - ont été invitées à suivre la même formation, auxquelles se sont agrégées deux autres organisations congolaises.
« Parmi les priorités de Louvain Coopération, il y a la santé mentale des enfants », détaille Stéphanie Mbelu, psychologue à Louvain Coopération. « Plutôt qu’un accompagnement uniquement orienté vers l’aide sociale - l’hébergement, le repas - nous pensons que les enfants ont aussi besoin d’une aide psychologique. En cela, l’expérience de Terres Rouges est très utile. »
Pratiques innovantes
Si l’apport de Terres Rouges est tant loué, c’est que l’association, active au Bénin depuis 2009, a changé de façon radicale la façon de travailler avec les enfants en situation de rue. Cette organisation, aujourd’hui 100 % béninoise, est née d’une amitié forte entre Eric Messens, ressortissant belge, psychologue clinicien et ancien directeur de la Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale, et Hermann Jesse Hessou, psychologue clinicien béninois. « Terres Rouges, au départ, c’était trois psychologues et une équipe d’éducateurs de rue », se souvient Eric Messens, fondateur de Terres Rouges en Belgique. Aujourd’hui, Terres Rouges, à Cotonou au Bénin est constitué d’une équipe de maraude, un centre résidentiel pour de jeunes enfants, deux dortoirs de nuit pour des adolescents (l’un pour garçons, l’autre pour filles), une maison communautaire destinée à l’accueil de jeunes en formation professionnelle, et une équipe de prévention à So-Ava, une commune lacustre très précaire. Ces travailleurs de rue sillonnent les lieux de survie de ces jeunes, comme le marché de Dantokpa, à Cotonou.
Mais ‘la méthode’ de Terre Rouges n’est pas seulement l’offre d’un hébergement, d’un repas ou d’une réponse aux besoins de base. Son originalité tient plutôt dans son approche psychosociale, nouvelle à l’époque. « Des associations proposaient déjà un toit et de la nourriture », souligne Hermann Jesse Hessou, directeur de Terres Rouges Bénin. « Mais la dimension psychologique n’était pas souvent abordée dans ces structures, ce qui provoquait des catastrophes. Les réinsertions familiales étaient de courte durée, les jeunes revenaient très vite à la rue. »
Le vécu de ces enfants a le plus souvent été marqué par des expériences traumatisantes, des violences physiques et psychologiques, des carences affectives, des abandons. Terres Rouges veut donc accueillir ces traumatismes, permettre leur expression et tenter de les apaiser. Cet accompagnement psychosocial passe bien sûr par l’écoute des travailleurs sociaux et des psychologues, mais il s’inscrit également dans une démarche innovante, où chaque membre du personnel joue un rôle important. « La prise en charge psychosociale, c’est aussi le travail de la cuisinière, du gardien, du chauffeur avec qui l’enfant a pu créer des liens », ajoute Hermann Jesse Hessou. Tous les travailleurs sont sensibilisés à l’écoute et conviés aux réunions d’équipes, essentielles, où l’on aborde les cas individuels. À tout moment, les équipes de Terres Rouges sont à l’écoute du rythme et des besoins de l’enfant, « des besoins supérieurs à ceux de l’institution », précise Eric Messens. Certains dispositifs, comme les dortoirs de nuit, sont d’ailleurs nés d’échanges avec les enfants en situation de rue. Ils ont été conçus pour mieux répondre à leurs demandes et à leurs besoins.
Enfin, Terres Rouges met l’accent sur le travail communautaire. L’ONG sensibilise les chefs de quartier, la police, les directeurs d’école, les chefs de ghettos et de sites de prostitution, les leaders religieux, les relais communautaires, les patrons d’ateliers de formation, au destin de ces enfants mais aussi, et surtout, à leurs droits. Au vu des cohortes de plus en plus importantes de jeunes en errance, Hermann Jesse Hessou est lucide : « Ce n’est pas Terres Rouges qui pourra endiguer le phénomène des enfants en situation de rue. » Alors, pourquoi ne pas changer la rue ? C’est en contactant les divers acteurs des communautés locales, en retissant des liens, que les jeunes pourront accéder aux soins, à l’alphabétisation, voire même apprendre un métier, dans un contexte de sécurité renforcée. C’est en tout cas le pari de Terres Rouges. « Nous proposons un programme d’humanisation de la rue », résume Hermann Jesse Hessou.
Des changements concrets
En 2021, l‘ONG Médecins du Monde a proposé à Terres Rouges de partager son savoir-faire indéniable, ses idées nouvelles, avec des associations kinoises, confrontées aux mêmes réalités. « Cela a commencé par une mission exploratoire de deux semaines à Kinshasa, où nous avons rencontré des équipes assez désarmées dans le domaine psychosocial », dit Eric Messens. Ainsi est né le trajet d’apprentissage, suivi, aujourd’hui, par des travailleurs d’une petite dizaine d’associations congolaises*, dont Bana Ya Poveda, et soutenu par la Fondation Roi Baudouin à hauteur de 130.000 euros pour le programme 2024-2026.
La formation s’étale sur deux ans. Elle est composée de quatre ateliers de deux semaines, où deux à trois travailleurs par association, véritables ambassadeurs du trajet de formation, sont conviés à des échanges de pratiques, des études de cas concrets, dans une logique d’échange et d’apprentissages mutuels. Ensuite, les formateurs rencontrent les directions des associations, pour les embarquer dans l’aventure, ainsi que l’ensemble des équipes, afin que les nouvelles pratiques infusent dans les organisations. Entre chaque session du trajet d’apprentissage, Stéphanie Mbelu et Jean, les ‘flying psychologues’ kinois, s’assurent que ces bonnes pratiques s’inscrivent peu à peu dans les habitudes des organisations. « J’assure la supervision après chaque session. Je discute avec les équipes pour être sûre qu’elles soient au même niveau de connaissance que les ambassadeurs du trajet et que certaines habitudes s’instaurent. » Parmi ces habitudes nouvelles, il y a l’inscription à l’agenda de réunions d’équipe régulières, où des échanges ont lieu au sujet de cas individuels. « Je m’assure que le point de vue de la ménagère, du gardien, du chauffeur soit pris en compte », ajoute Stéphanie Mbelu.
Dans les organisations, des changements se font déjà sentir. Au sein de Baya Ya Poveda, le changement d’attitude par rapport aux enfants se teinte de nouvelles sensibilités. « Nous essayons de nous adapter à l’enfant, à son rythme, pour aller trouver l’enfant là où il est, pour que le contact soit plus naturel », explique Jacinthe Nkongolo Mbiya. À l’issue du cycle de formations, un guide des bonnes pratiques sera publié, avec l’espoir que celles-ci essaimeront aux quatre coins de la RDC, et au-delà.
« Nous proposons un programme d’humanisation de la rue. »
* Les neuf organisations de Kinshasa qui participent à la formation sont : ORPER, Ndako Ya Bisso, Bana Ya Poveda, EVAPEV, CHERO, PECS, MEED, Centre Monseigneur Muziriwa, CATSR
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