Récit

Soutien aux médias : leçons de Hongrie

2021

L’actuel gouvernement hongrois a fait taire bon nombre de médias critiques et indépendants. Des journalistes ont développé de nouveaux modèles économiques pour appeler les dirigeants à rendre des comptes. Les fondateurs du site de journalisme d’investigation Direkt36 voient des dirigeants étrangers suivre Viktor Orban, le Premier Ministre hongrois. Ils veulent partager ce qu’ils ont appris en tant que “pionniers” dans l’art de survivre et de prospérer face aux attaques populistes contre les médias libres. Direkt36 est soutenu par Civitates, l’initiative philanthropique conjointe en faveur de la démocratie et la solidarité en Europe.

La sonnerie de son téléphone au beau milieu de la nuit fut – littéralement – le signal du réveil pour Gergő Sáling. C’était en 2014. Il réalisa alors que ses jours en tant que rédacteur en chef d’Origo, l’un des plus importants sites d’information privés en Hongrie, étaient comptés. Les pressions qu’il subissait de la part de ses chefs pour supprimer un article concernant un proche haut-placé d’Orban marquaient aussi la fin de l’indépendance du site vis-à-vis du gouvernement.

“C’est le moment où ces pressions ont commencé à s’accroître. Je recevais des coups de fil pendant la nuit me demandant ce que je faisais, ce genre de choses...” raconte Gergő Sáling, qui témoigne de la façon dont un gouvernement élu musèle les médias au 21e siècle. “C’est très difficile à expliquer. Il y a beaucoup de facteurs, de nombreux acteurs… Ce sont des gens intelligents... Je n’ai pas d’enregistrements ou de documents prouvant ce que j’ai vécu. Mais à la fin, d’une manière ou d’une autre, j’ai été obligé de quitter mon boulot.”   Faire la lumière sur la corruption András Pethő, le reporter de Gergő Sáling, a enquêté sur les coûteux voyages réalisés par l’assistant d’Orban. Il venait de séjourner aux États-Unis grâce à une bourse d’étude, et était impatient de mettre ses nouvelles compétences au service du reportage d’investigation. “C’était seulement du journalisme de routine”, dit-il. Mais il s’est rapidement rendu compte que Budapest n’était pas Washington. Le gouvernement a vu dans les questions d'Origo sur ces voyages une “attaque orchestrée”. Les propriétaires du site n’ont pas tardé à s’apercevoir que de tels articles n’étaient pas dans leur intérêt.   Sáling et Pethő ont alors démissionné. Alors que de plus en plus de médias d’information hongrois étaient gérés ou détenus par le gouvernement, ils étaient déterminés à “appeler les dirigeants à rendre des comptes, en mettant en lumière la corruption politique et d’autres formes d’injustice”. Mais comment financer cela ?   Avec Direkt36, un site d’information non-commercial. En six ans, il s’est construit une base de plus de 2.500 sympathisants dont le crowdfunding couvre plus de 75% des coûts élevés de production d’articles d’investigation, réalisés par une équipe de sept journalistes sous la direction de Gergő Sáling et András Pethő. Parmi les principaux sujets : la corruption du gouvernement et de l’opposition, l’influence de la Russie et de la Chine, et, l’année dernière, la gestion de la pandémie de COVID-19 et le déclin brutal de l’économie.

Le crowdfunding, source d’indépendance

“De par nos expériences passées, nous savions que les pressions politiques sont exercées par des entreprises ou des canaux financiers,” dit András Pethő. Direkt36 s’en tient à des reportages factuels et non partisans. Mais les investisseurs et les annonceurs qui contrarient le gouvernement risquent de perdre peu à peu d’autres marchés.   “Nous voulions y mettre fin. Nous ne devons dépendre ni d’investisseurs, ni d’annonceurs, ni d’acteurs politiques ou d’agences publiques,” explique András Pethő. “Nous n’avons pas de CEO qui nous envoie des messages en pleine nuit.”   Les partenariats aussi sont importants. Des soutiens philanthropiques ont contribué au lancement de Direkt36 en 2015. Tout aussi précieux ont été les conseils du site allemand d’information Krautreporter, également financé via le crowdfunding. De grands médias hongrois relayent des articles de Direkt36 auprès d’un public plus large, ce qui augmente les revenus. Dans le cadre de reportages conjoints avec des médias étrangers, Direkt36 participe à deux grandes associations internationales de journalisme d’investigation.

Prêt à partager ses leçons de survie

Alors que les médias indépendants qui survivent en Hongrie subissent des pressions financières encore plus importantes en raison des conséquences économiques du COVID-19, Gergő Sáling se réjouit de l’accroissement du soutien obtenu lors de la dernière campagne annuelle de crowdfunding et du nouveau soutien de 144.430 euros alloué sur une période de trois ans par Civitates: “Cela nous procure de la flexibilité et de la sécurité. Nous pouvons faire des plans à plus long terme, et pas seulement sur ce qui va se passer dans les six prochains mois.”   Autre évolution bienvenue : l’adhésion à un réseau de médias bénéficiaires d’un soutien de Civitates afin de partager des idées. À Budapest, ils sont impatients d’améliorer leurs productions audiovisuelles et d’apprendre à utiliser de nouveaux outils d’investigation. Mais ils pensent aussi pouvoir apporter de précieux enseignements sur la façon de survivre dans ce que Gergő Sáling voit comme un nouvel environnement hostile vis-à-vis des médias indépendants dans le monde entier.

“Les pressions politiques proviennent du monde de l’entreprise et de canaux financiers. Nous voulions y mettre fin. (…) Le crowdfunding est un bon moyen d’y parvenir.”
András Pethő
Co-fondateur du site d’information hongrois Direkt36

“Je suis très content d’apprendre que des gens d’Europe de l’Ouest sont surpris d’entendre ce qui se passe en Hongrie. Je pense que nous sommes réellement les pionniers et tout le monde peut s’attendre à cela,” dit-il. “Les journalistes doivent s’y faire, surtout s‘ils couvrent des sujets politiques et commerciaux sensibles.”   "De coûteuses menaces juridiques de la part de ceux qui sont visés dans des enquêtes sont un problème", indique András Pethő, "tout comme les attaques personnelles contre les journalistes indépendants sur les réseaux sociaux et les médias pro-gouvernementaux". Mais, en citant des meurtres de journalistes d’investigation à l’étranger, y compris dans la Slovaquie voisine, il ajoute : “Jusqu’ici, nous n’avons pas eu de menaces physiques… donc espérons que nous n’en sommes pas encore là.”   Gérer un organe de presse qui doit se battre pour survivre économiquement en cultivant ses relations avec ses lecteurs plutôt qu’avec des annonceurs ou des investisseurs, procure aussi des avantages. Les ‘crowdfunders’ reçoivent des newsletters spéciales et interagissent avec l’équipe de rédaction. Pour Gergő Sáling, le modèle Direkt36 force les journalistes à aller au-delà des nobles idéaux touchant à leur rôle dans une démocratie et à démontrer l’impact réel qu’ils ont sur les questions qui importent pour les gens : “Cela réduit notre ego,” dit-il. “Le crowdfunding … est un bon moyen de faire ce job, en réfléchissant sur soi.”

À propos de Civitates

Civitates est une initiative philanthropique conjointe en faveur de la démocratie et la solidarité en Europe, menée par un réseau de fondations, dont la Fondation Roi Baudouin. En novembre 2020, elle a accordé 2.467.000 euros à 11 organisations indépendantes de journalisme d’intérêt public dans toute l’Europe pour une période de trois ans, afin de les aider à se développer de manière durable, résiliente et interconnectée. L’initiative soutient en particulier des organisations qui opèrent dans des contextes où le marché ne parvient pas à soutenir le journalisme indépendant, où des acteurs publics ou privés se sont emparés des médias et où l’environnement juridique est hostile à un journalisme d’intérêt public.

www.civitates-eu.org

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