“En Ukraine, il n’y a plus de zone grise”
Le 24 février 2022, les cinquante journalistes du quotidien économique Liga.net devenaient, du jour au lendemain, correspondants de guerre. Dix mois plus tard, ils continuent à tenter de donner aux Ukrainiens l’information indépendante à laquelle ils aspirent, grâce au soutien de la Fondation Roi Baudouin.
L’époque où la rédaction de Liga.net ne relayait que les nouvelles du front est révolue depuis plusieurs mois. “Au début, on ne parlait que de la guerre. Tout le monde était sur le pont, même nos équipes commerciales et marketing. Nous produisions trois news feed : en ukrainien, en russe et en anglaisˮ, commente Yulia Bankova, rédactrice en chef.
Tout a très vite changé. Liga.net a perdu son accès aux bases de données qu’il utilisait en tant que quotidien économique. “Ces sources ont été supprimées pour des raisons de sécurité, pour éviter de mettre en danger les Ukrainiens restés dans les régions occupées.ˮ Les représentants du gouvernement ont été très avares en explications. “Nous n’avons reçu que très peu d’informations sur le déroulement de la guerre. Et encore, avec du retard.ˮ
Les journalistes ont couvert les hostilités au péril de leur vie. Pour ce faire, il leur a fallu obtenir une accréditation auprès du ministère de la Défense, assailli dès le mois d’avril par plus de 10.000 demandes de journalistes ukrainiens et étrangers. Le délai d’attente s’est donc allongé, mais difficile de travailler sans accréditation. “Les personnes dont nos journalistes souhaitaient recueillir le témoignage demandaient systématiquement ce document, de peur d’avoir affaire à des espions russes infiltrés. La méfiance était omniprésente.ˮ
Combattre les rumeurs
Dix mois plus tard, les problèmes logistiques subsistent, mais la rédaction a appris à vivre avec. “Nous avons trouvé des solutionsˮ, poursuit Yulia Bankova. “Nous avons noué des contacts avec de nouvelles sources et pris des accords avec les instances officielles pour déterminer ce qui peut être publié ou non, pour des raisons de sécurité. Depuis, des banques de données contenant des informations moins sensibles sont à nouveau accessibles.ˮ
Très vite, la rédaction de Liga.net s’est orientée vers un autre type de couverture médiatique. “La guerre change tout, pour tout le monde, et donc aussi pour les entreprises. Nous nous sommes donc intéressés à des personnes qui ont perdu leur emploi ou à des entreprises qui ont dû fermer boutique. Liga.net est revenu à une information de fond : l’analyse de l’économie de guerre.ˮ
Les Ukrainiens sont demandeurs d’informations pratiques sur des choses qui peuvent leur être utiles au quotidien : où suivre une formation aux premiers secours ? Comment utiliser une arme ? Comment s’exfiltrer d’une zone occupée ? “Nous donnons des conseils. Comment survivre à un hiver rigoureux ? Comment se protéger chez soi ? C’est ainsi que nous avons découvert qu’il existe un florissant marché pour les abris de protection.ˮ
Bien que Liga.net ait repris ses activités normales, le ‘fil actu' reste le contenu le plus populaire. Grâce à leur travail, les journalistes du quotidien luttent aussi contre les fake news et la désinformation. “Les gens veulent de l’info immédiate. Ils consultent dès lors des réseaux sociaux tels que Telegram, qui est devenu la principale source d’information des Ukrainiens. Or, des canaux anonymes comptant plus d’un million de followers y diffusent des informations à la vitesse de l’éclair, sans les vérifier préalablement.ˮ
“Si ces infos se révèlent erronées, ce message est supprimé mais, entre-temps, de très nombreuses personnes l’ont lu et cruˮ. Via son propre canal Telegram, Liga.net s’efforce de rétablir la vérité. Avec ses 50.000 followers, le journal ne pèse cependant pas bien lourd face aux cohortes de followers de certains canaux. “Je suis encore de la vieille école. Je privilégie la qualité à la rapidité. Peut-être aurons-nous un décalage de 10 minutes, mais au moins nos infos auront été recoupées.ˮ
Tarissement des financements
“Lutter contre la désinformation, c’est un combat perdu d’avanceˮ, soupire notre interlocutrice. Elle se demande où ces canaux si populaires puisent leur financement. Liga.net, de son côté, a vu toutes ses sources de financement se tarir avec la guerre. La publicité était l’une des principales sources de revenus. “Quand la guerre a éclaté, nos annonceurs ont perdu tout intérêt pour la publicité ou n’avaient plus de budget à y consacrer.ˮ Les revenus ont donc disparu.
Les abonnements aussi ont piqué du nez. “Les Ukrainiens ont dû prendre des décisions difficiles. Était-il préférable de conserver un peu d’argent pour pouvoir acheter de la nourriture, ou valait-il mieux en faire don à l’armée ou aux médias ? Nous avons tenté de les convaincre de continuer à nous soutenir, en soulignant à quel point des médias indépendants sont essentiels durant une période aussi dramatique.ˮ
Liga.net continue à remplir sa mission grâce à des partenaires internationaux et des donateurs tels que la Fondation Roi Baudouin. Via le Media Development Investment Fund, la FRB contribue au financement de médias indépendants qui sont source d’informations et de débats indispensables à la vie en société. “Nos partenaires nous ont autorisés à affecter les enveloppes destinées à des projets spécifiques au paiement des salaires et à l’achat de matériel de protection pour nos journalistes, tel que des casques. Cette aide nous permet de survivre. Aujourd'hui encore, nos donateurs nous permettent d’utiliser leurs fonds comme nous le jugeons le plus utile, tandis que certains d’entre eux prolongent des projets pourtant venus à échéance.ˮ
Depuis quelque temps, la situation s’améliore. “Plusieurs entreprises nous soutiennent, mais encore trop peu pour couvrir tous les frais de notre rédaction. Quant à notre département commercial, il cherche des moyens de soutenir les entreprises du pays, comme elles l’ont fait en mars. Depuis peu, nous consacrons une page entière à des infos gratuites sur les entreprises ukrainiennes. Pour le moment, notre financement provient à 20% de la publicité, 16% des abonnements et 61% de dons, alors que ce poste ne représentait que 15% auparavant. Malheureusement, cette situation ne devrait pas changer de sitôt.̎
Contrôler ses émotions
Dans un pays en guerre, cède-t-on à l’autocensure, par amour de la patrie ou par instinct de conservation ? “C’est surtout émotionnellement que le travail était difficile. Nous avons organisé des séances thérapeutiques lorsque nos journalistes ont refusé de prendre le moindre repos. Pas un week-end, pas même une journée. Ils étaient trop angoissés, trop inquiets pour leur famille, et ils ont donc continué à travailler. Dans de telles circonstances, impossible de les obliger à faire une pause.ˮ
“Il n’est pas simple de faire son métier de journaliste quand votre pays est en guerre“, poursuit Yulia Bankova. “Un exemple ? Durant les premières semaines de la guerre, un journaliste de mon équipe a travaillé depuis un abri, tandis que son épouse était coincée à Donetsk et qu’il cherchait une manière de la faire sortir de là. Un autre journaliste est originaire d’Izium, une ville récemment libérée, où se terraient à l’époque ses parents et d’autres membres de la famille. Malgré tout, il a continué à travailler. “
“Les donateurs nous posent toujours cette question : est-on en mesure de rester objectifs ? Sommes-nous toujours critiques à l’égard de notre gouvernement ? Pour les Ukrainiens, la critique est un sport national. Aujourd'hui, nous sommes tous unis contre un ennemi commun, mais nous trouvons encore le temps de critiquer nos dirigeants. Tout est sujet à critique, sauf l’armée. Nos soldats, ce sont des héros.ˮ
Au début du conflit, la rédaction s’est réunie pour fixer la conduite à suivre. “Pour déterminer comment contrôler nos émotions. Cette réunion s’est clôturée par plusieurs décisions : nous allons relater des faits, relayer les récits de citoyens et éclairer les questions marquantes. Après Bucha, nous avons témoigné de ce que nous avons vu de nos propres yeux, et nous avons partagé des récits de témoins directs. Nous nous nous sommes aussi fait l’écho de la version russe. Mais nous, nous avons vu les corps gisant dans les rues. En Ukraine, il n’y a plus de zone grise. Tout est noir ou blanc. Il y a des victimes et des criminels, sans confusion possible entre les deux.ˮ
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